Dolce Agonia - Nancy Huston


"Écoute ! N'entends tu pas ce grondement?

C'est tout mes espoirs qui choient."*





Avoir Dieu comme narrateur n'est pas commun. Mon cerveau regorgeant d'idées libertaires n'étant pas prêt à échanger avec ce personnage céleste m'aurait prié d'écarter cet objet littéraire qui par nature serait parcouru de clichés maintes fois rebattus, plats et encroûtés de niaiseries.
Quelle aurait été alors mon erreur !
En effet, qui d'autre qu'une entité omniprésente pourrait narrer la vie d'un groupe de personnes réunies lors d'un repas de Thanksgiving. Des personnages avec chacun un vécu et une destinée spécifique sur laquelle ils n'ont, bien entendu, aucune emprise. Car c'est là, l'originalité de ce Dieu, il contrôle tout et l'espèce qu'il a créé n'a aucun libre arbitre. Le destin de ces milliards de personnes n'appartient qu'à lui, il en joue même avec une certaine perversité.



"Moi seul suis libre ! Chaque tour et détour de leur destin a été planifié d'avance par mes soins; je connais le but vers lequel ils se dirigent et le chemin qu'ils emprunteront pour y arriver."

Mais réduire ce roman à la volonté perverse d'un Dieu jouant avec sa propre création, serait une erreur de ma part. Ce n'est qu'une base solide utilisée par l'auteure pour nous faire vivre le déroulement d'une journée hors du commun dans la maison de Sean Farrell, l'instigateur de cette soirée de Thanksgiving. Car c'est bien lui qui a tout organisé, tout prévu... Mais il n'est pas Dieu, alors comment pourrait-il prévoir la tournure de cette soirée.
Sean poète, professeur de poésie, réunit des collègues, deux de ses anciennes amantes, des connaissances devenues des proches et leur conjoint. Le temps d'une soirée où l'alcool exhorte les émotions et la musique adoucit autant qu'elle amplifie les souvenirs.

"Aucun amour ne remplira-t-il jamais l'entonnoir laissé dans ton âme par cet obus ?"

"Quand on souffre c'est vraiment 'Soi' qui est dans la douleur et non l'inverse"

Le déroulement de cette journée va nous cueillir petit à petit. D'abord, la lecture glisse lentement sur un petit cours d'eau, on ne s’ennuie pas pour autant, les personnages s'installent doucement afin que nous puissions concevoir chaque trait de caractère propre à chacun d'eux. 
Puis ce cours d'eau va gonfler se transformer en une rivière à la sonorité mélancolique lorsque nous partageons les antécédents de la vie tragique de tout ce groupe de personnages. C'est alors que la rivière devient fleuve et déverse son flot de sentiments, de ressentiments aussi, les plus nostalgiques, les plus sombres avec avec toute l'ironie que l'on sait la vie capable de nous faire subir. Tout ceci pour finir en une cascade fatale dans un océan de douleur. Oui ! Car c'est bien de la mort de chacun d'entre eux dont il est question ici, je ne trahie pas l'intrigue en vous annonçant leur mort, car c'est le sujet de ce magnifique récit. Et puis qu'attendre de Dieu si ce n'est la mort. La mort hérité en punition. La mort rédemptrice, salvatrice. La mort punitive, vengeresse. 

Attendons de lui un miracle. Il ne l'offrira pas. Ce n'est pas son genre. Le Dieu de Nancy Huston ne fait pas dans la compassion.
Le miracle viendra de l'amitié de l'amour partagé par ce groupe d'amis.
On rit, on s'enivre, on se dispute, on divague, on se désapprouve, on sombre un peu, on se fait mal, on se souvient, on pleure, on compatit, on rêve...
... on s'aime.
Peu importe comment mais on s'aime et contre ça Dieu n'y peut rien, il a donc inventer la mort.

"Ah, mes chères fleurs. Boutons ou bourgeons, écloses ou fanées, toutes devront venir rejoindre leur créateur..."


Nancy Huston - Dolce Agonia
(Actes Sud - 2001)


* Al Séraphe - "Arizona Lounge Café"